3

 

Dans les eaux troubles du James, au large de Newport News en Virginie, deux plongeurs, luttant contre le courant, se débattaient au milieu de la boue recouvrant la coque rouillée de l’épave.

La visibilité était pratiquement nulle et ils tâtonnaient pour installer un tuyau destiné à aspirer la vase et à la déverser dans une barge flottant à une vingtaine de mètres au-dessus de leurs têtes. Ils n’étaient éclairés que par la faible lueur de projecteurs sous-marins montés au bord du cratère qu’ils avaient péniblement creusé dans les jours précédents.

Ils avaient du mal à s’imaginer qu’il existait là-haut un ciel clair, des nuages et des arbres frissonnant sous la brise estivale. Au cœur de ce cauchemar de limon et de ténèbres, les trottoirs animés d’une petite ville paraissaient appartenir à un autre monde.

Certains prétendent qu’on ne peut pas transpirer sous l’eau, mats les deux hommes auraient pu témoigner du contraire. Ils n’étaient là que depuis huit minutes, et déjà la fatigue commençait à se faire sentir.

Centimètre par centimètre, ils se dirigeaient vers une brèche ouverte sur tribord devant, une large plaie déchiquetée qui semblait l’ouvre d’un poing gigantesque. Ils découvrirent les premiers artefacts, une chaussure, la charnière d’un vieux coffre, un compas de cuivre, des outils divers et même un morceau d’étoffe. C’était une étrange sensation de toucher ainsi des objets demeurés par le fond depuis cent vingt-sept ans.

L’un des plongeurs s’interrompit pour vérifier le niveau d’air des bouteilles. Il calcula qu’ils avaient encore de quoi rester dix minutes tout en gardant une marge de sécurité suffisante.

Ils fermèrent la valve de la pompe, stoppant l’opération d’aspiration pour laisser le courant emporter les nuages de boue. Un silence irréel régnait à présent. L’épave leur apparaissait mieux. Les poutres du pont étaient brisées. Des rouleaux de cordages étaient lovés dans la vase comme autant de serpents fossilisés. L’intérieur de la coque dégageait une lueur blafarde, sinistre. On croyait presque deviner les fantômes errants des marins qui avaient sombré avec le navire.

Soudain, les deux hommes perçurent un étrange bourdonnement. Ce n’était pas le bruit d’un moteur de bateau, plutôt celui d’un avion. Ils écoutèrent quelques instants. Cela provenait de la surface et ne les concernait donc pas. Ils se remirent au travail.

Une minute plus tard, le tuyau de la pompe heurtait une masse solide. Ils s’empressèrent de refermer la valve pour fouiller fébrilement la boue avec les mains. Ce n’était pas du bois qu’ils avaient touché, mais quelque chose de beaucoup plus dur, tout couvert de rouille.

 

Pour l’équipe de la barge ancrée au-dessus de l’épave, le temps semblait s’être inversé. Immobiles, les hommes admiraient un vieil hydravion, un Catalina P.B.Y. qui, après avoir décrit un large cercle, se posait sur les eaux du fleuve avec toute la grâce d’un grand oiseau. Le fuselage bleu marine étincelait sous les rayons du soleil et les lettres N. U.M.A. apparurent tandis que le Catalina glissait lentement vers le bateau. Les moteurs se turent et le copilote émergea pour lancer un film.

Une femme alors sortit à son tour de l’appareil et bondit avec légèreté sur le pont de bois vermoulu. Elle était mince, élégamment vêtue d’un long T-shirt serré à la taille par une ceinture et d’un pantalon de velours vert glissé dans de courtes bottes de cuir. Agée d’une quarantaine d’années, elle était grande, blonde et bronzée. Elle avait un beau visage aux pommettes hautes, celui d’une femme qui ne se fond dans aucun moule autre que le sien.

Elle s’avança au milieu d’un enchevêtrement de câbles, ne s’arrêtant que lorsqu’elle se trouva entourée d’un cercle de regards masculins reflétant à la fois la perplexité et l’admiration. Elle ôta ses lunettes de soleil et examina ces inconnus de ses yeux violets.

« Lequel d’entre vous est Dirk Pitt ? » lança-t-elle sans préambule.

Un type rude, plus petit mais deux fois plus large d’épaules qu’elle, se détacha du groupe et, tendant le bras, répondit :

« II est là-dessous. »

Elle se tourna vers le fleuve. Une grosse bouée orange se balançait dans le courant et, environ dix mètres plus loin, les bulles d’air des plongeurs crevaient la surface.

« II doit remonter quand ?

— D’ici à cinq minutes.

— Je vois, fit-elle, réfléchissant quelques secondes. Albert Giordino est avec lui ?

— Non. Il est devant vous. »

Ses tennis trouées, son Jean effiloché, son T-shirt déchiré s’accordaient parfaitement à ses longs cheveux bruns et frisés ébouriffés par le vent et à sa barbe de deux semaines. Il ne correspondait certes pas à l’image que la jeune femme se faisait d’un directeur adjoint des projets spéciaux de la N.U.M.A.

Elle semblait cependant plus amusée que choquée.

« Je m’appelle Julie Mendoza, de l’Agence pour la protection de l’environnement. J’ai à vous entretenir tous deux d’un problème urgent, mais je ferais peut-être mieux d’attendre que Mr. Pitt refasse surface. »

Giordino haussa les épaules.

« Comme vous voulez. »

Puis son visage se fendit sur un sourire amical et il reprit :

« Ce n’est pas un palace ici mais nous avons au moins de la bière fraîche.

— Merci, avec grand plaisir. »

Giordino prit une boîte de Coors dans un seau rempli de glace et la tendit à la jeune femme.

« Qu’est-ce qu’un type… euh… une femme de l’A.P.E. fabrique dans le coin avec un avion de la N.U.M.A. ?

— Simple suggestion de l’amiral Sandecker. »

Elle ne donna pas d’autres détails et Giordino ne lui en demanda pas.

« Sur quel projet travaillez-vous ? l’interrogea-t-elle.

— Le Cumberland.

— Un bâtiment de la guerre de Sécession, non ?

— Oui. Et historiquement très important. C’était une frégate nordiste coulée en 1862 par le cuirassé confédéré, le Merrimack, ou le Virginia, comme on l’appelait dans le Sud.

— Si je me souviens bien, elle a été coulée avant la bataille du Merrimack et du Monitor, ce qui en fait le premier bateau détruit par un cuirassé.

— Vous connaissez votre histoire ! s’exclama Giordino, sérieusement impressionné.

— Et la N.U.M.A. va la renflouer ?

— Non. Trop onéreux. Nous cherchons seulement l’éperon.

— L’éperon ?

— Oui. Ça a été un sacré combat, expliqua Giordino. L’équipage du Cumberland s’est battu jusqu’à ce que l’eau noie les canons et pourtant leurs boulets rebondissaient sur le blindage des Sudistes comme des balles de ping-pong. Le Merrimack a fini par éperonner le Cumberland, l’envoyant par le fond. Mais en se dégageant, son éperon est resté coincé dans la frégate et s’est brisé. C’est lui que nous voulons récupérer.

— Mais quelle valeur peut bien représenter un vieux morceau de ferraille ?

— Bien sûr, rien à voir avec le trésor d’un galion, mais sur le plan historique, c’est inestimable. Une partie de l’héritage naval des Etats-Unis. »

Julie Mendoza allait demander d’autres précisions lorsque son attention fut attirée par deux têtes qui émergeaient près de la barge. Les plongeurs firent quelques brasses, grimpèrent les barreaux d’une échelle rouillée et se débarrassèrent de leur lourd équipement. Les gouttes d’eau scintillaient sur leurs combinaisons.

Le plus grand des deux ôta son casque et se passa la main dans ses cheveux noirs et drus. Son visage était très bronzé et ses yeux du vert le plus éclatant que la jeune femme eût jamais vu. Il avait l’apparence d’un homme qui souriait souvent, qui défiait sans cesse l’existence et qui acceptait la victoire comme la défaite avec une égale indifférence. Il se redressa. Il mesurait près de 1,90 mètre et ses muscles jouaient en souplesse sous la combinaison. Julie Mendoza sut qu’elle était devant Dirk Pitt.

Il se tourna vers les membres de l’équipe et annonça avec un large sourire :

« Nous l’avons trouvé.

— Bravo ! » s’exclama Giordino en lui assenant une grande claque dans le dos.

Tout le monde se mit à poser aux deux plongeurs un tas de questions auxquelles ils répondirent entre deux gorgées de bière. Giordino finit par se souvenir de la présence de la jeune femme et il lui fit signe d’avancer.

« Je te présente Julie Mendoza, de l’A.P.E. Elle veut nous parler. »

Dirk Pitt lui tendit la main en lui décochant un regard appréciateur :

« Si vous voulez bien me laisser une minute pour enlever cette combinaison et me sécher...

— Je crains que nous n’ayons pas le temps, l’interrompit-elle. Nous pourrons parler dans le Catalina. L’amiral Sandecker a pensé que l’avion serait plus rapide que l’hélicoptère.

— Je ne vous suis plus.

— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Nous devons partir immédiatement. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vous avez été désigné sur un nouveau projet. »

Elle avait une voix un peu rauque qui intriguait Pitt.

« Pourquoi toute cette hâte ? demanda-t-il.

— Je ne peux pas vous donner d’autres détails », fit-elle en examinant les visages curieux des hommes qui les entouraient.

Pitt se tourna vers Giordino :

« Qu’en penses-tu, Al ? »

Celui-ci feignit de réfléchir.

« Je ne sais pas. La dame me paraît plutôt déterminée. D’un autre côté, j’ai trouvé ici une famille et j’hésite beaucoup à m’en séparer. »

Julie Mendoza, comprenant que les deux hommes se moquaient d’elle, rougit de colère.

« Je vous en supplie, chaque minute compte.

— Vous pourriez peut-être nous dire au moins où on va ?

— A la base aérienne de Langley, où un avion militaire nous attend pour nous conduire à Kodiak, en Alaska. »

Elle aurait pu tout aussi bien leur annoncer qu’ils devaient se rendre sur la Lune. Pitt la dévisagea, cherchant à déchiffrer son expression. Il n’y lut que la résolution et la gravité.

« Je crois que je ferais mieux quand même mieux de contacter l’amiral pour confirmation.

— Vous pourrez le faire sur le chemin de Langley, répliqua-t-elle d’un ton ferme. Je me suis occupée de vos affaires personnelles. Vos vêtements et tout ce dont vous avez besoin pour une opération d’une durée de deux semaines se trouvent déjà à bord. (Elle s’interrompit et le fixa droit dans les yeux.) Assez de bavardages maintenant, Mr. Pitt. Pendant que nous traînons ici, des gens sont en train de mourir. Croyez-moi sur parole. Si vous êtes bien l’homme dont on m’a parlé, vous allez cesser de faire l’idiot et embarquer immédiatement sur cet hydravion !

— Eh bien, vous savez ce que vous voulez, vous, au moins !

— En général, oui. »

Un silence pesant s’installa. Puis Pitt prit une profonde inspiration et se tourna vers Giordino :

« II paraît que l’Alaska est superbe en cette saison. »

Son adjoint affecta un air rêveur :

« Avec un tas de bistrots à visiter. »

Pitt s’adressa alors à l’autre plongeur qui finissait de se débarrasser de sa combinaison :

« Je te confie la suite, Charlie... Tu récupères l’éperon du Merrimack et tu le livres au labo.

— D’accord. »

Pitt hocha la tête puis, en compagnie de Giordino, se dirigea vers le Catalina. Les deux hommes parlaient entre eux comme si Julie Mendoza n’existait pas.

« J’espère qu’elle n’a pas oublié mes cannes à pêche, fit Giordino avec le plus grand sérieux. Ça doit regorger de saumons là-bas.

— Moi, j’ai l’intention de faire du caribou, poursuivit Pitt sur le même ton. Il paraît qu’ils galopent plus vite qu’un cheval. »

Julie Mendoza les suivait tandis que les paroles de l’amiral Sandecker lui revenaient à l’esprit : « Je ne vous envie pas d’avoir à travailler avec ces deux zèbres, surtout Pitt. Il arriverait à convaincre un requin de devenir végétarien. Et je ne parle pas des femmes ! »

 

Panique à la Maison-Blanche
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